La Cité des Illusions

Peux-t-on maintenir la paix par le mensonge ?

« Sans confiance l’homme peut vivre, mais d’une existence inhumaine ; sans espoir, il meurt. »

Réflexion autour de La Cité des Illusions, de Ursula Le Guin.

Depuis quelques jours, je relis l’œuvre de Ursula Le Guin. Motivé en cela par trois « coïncidences », dans un contexte de réflexion personnelle sur le patriarcat, et le féminisme. Première coïncidence, le prêt il y a quelques semaines de La main gauche de la nuit, que j’avais lu il y a sans doute plus de dix ans, à une amie militante féministe. Ce roman faisant intervenir des humains hermaphrodites, et l’auteure accomplissant en général un gros travail de vocabulaire et de syntaxe, je me suis dit que ce livre devrait lui plaire, et faire écho à ses réflexions… Deuxième coïncidence, quelques jours plus tôt ou plus tard, je tombe, dans le rayon féministe d’une librairie, sur un recueil d’essais d’Ursula Le Guin. Je ne manque pas de livres dans ma pile « à lire », mais je l’achète quand même pour alimenter ma bibliographie féministe, et notamment pour le partager lors d’un temps de réflexion associatif sur le patriarcat. Troisième coïncidence, un message de ma sœur, me demandant si je pourrais, une fois le confinement terminé, lui prêter des livres de Ursula Le Guin. Elle a lu un article sur cette auteure dans un magazine, et sait que ses œuvres sont une part importante de ma bibliothèque.

Quand j’ai lu un livre, en général, je suis incapable de m’en rappeler ni les détails de la trame narrative, ni les détails des idées fortes. Ces idées fortes « m’imprègne ». Elles diffusent en moi. Et si elles donnent du sens au monde, elles me marquent en structurant ma pensée. Mais je ne me souviens que rarement comment cette pensée s’est structuré. Si bien que je suis régulièrement surpris de retrouver des idées fondamentales pour moi, en relisant des livres. Les cas les plus marquants étant deux de mes livres d’enfance : Frédéric, et Nicolas, où étais-tu ? de Léo Lionni.

L’idée structurante de La main gauche de la nuit est, de façon assez surprenante au premier abord, l’envie de créer un monde sans guerre : « à l’origine j’avais envie d’écrire un roman mettant en scène les habitants d’une planète qui n’avait jamais connu la guerre. Telle était mon intention première. Le thème de l’hermaphrodisme est venu en second. » [U. Le Guin, Danser au bord du monde, édition de l’éclat, 2020]. Pour l’explication de comment un monde sans genre, avec des humains hermaphrodites, conduit à un monde sans guerre, je vous renvoie à ce recueil, et au roman en lui même.

C’est une idée connexe qui porte le roman de La cité des illusions : une dictature bienveillante peut-elle maintenir durablement la paix, quitte à être structurée sur le mensonge ? Nous restons sur la problématique de la guerre, mais sur un autre plan. Le roman traite, avec brio, de deux questions classiques de l’humanité en générale, et de la fiction en particulier :

  • La question de l’impérialisme pacificateur (le cas qui m’a marqué le plus étant le film Hero, de Zhang Yimou).
  • La question de la réalité et du discernement, quand tout est mensonge (qu’on retrouve beaucoup par exemple chez Philip K. Dick).

C’est surtout de la vérité dont j’aimerais dire quelques mots.

Tout au long du roman, Falk, le personnage principal, est ballotté d’accueil en trahison, de méfiance en hospitalité désintéressée. Falk, ne sachant plus qui il est suite à une décérébration, recherche sa véritable identité, et cherche à savoir s’il est manipulé ou non, contre son gré, par le groupe maintenant en place la dictature sur terre et dans la galaxie. Le roman me semble construit pour mettre en valeur, en résonance avec des situations vécues par Falk, la réflexion suivante : « Dans une période faste, on fait confiance à la vie ; dans une période néfaste, on ne vit que d’espérance. Mais confiance et espérance sont de la même essence. Elles assurent l’indispensable communication de l’esprit avec les autres esprits, avec le monde, avec le temps. Sans confiance, l’homme peut vivre, mais d’une existence inhumaine ; sans espoir, il meurt. Lorsque la communication est supprimée, lorsque les mains ne se touchent plus, l’émotion s’atrophie et l’intellect deviens stérile et obsédé. Le seul rapport unissant les hommes est alors celui de maître à esclave, de victime à assassin. » [U. Le Guin, La cité des Illusions]

Je suis marqué par l’actualité de cette phrase, écrite dans les années 60. En même temps, l’humain est le même humain, constitué de la même chaire, soumis aux mêmes besoins vitaux, aux mêmes émotions, et ses questions ne changent guère. Elles s’adaptent au contexte, tout au plus. La question de la vérité a évolué depuis Platon, mais lentement, et ce qui la rend si actuelle, il me semble que c’est une question technologique et technique de vitesse de diffusion de l’information, et de volume.

Cependant, une des évolutions concernant la vérité, qui m’a profondément marqué, c’est la perte radicale de son coté absolue, qui était l’espérance de scientifique comme Hilbert, et de jeunes idéalistes, un peu ignorants, dont je fut, qui espéraient pouvoir « tout démontrer ». Cette perte de l’absolue fait suite, notamment, aux théorèmes de Gödel. Qui impliquent, notamment, que tout système permettant de faire au moins de l’arithmétique est nécessairement incomplet et/ou incohérent. Le cas le moins désagréable, scientifiquement, étant le cas incomplet, dans lequel il existe des vérités indémontrables. Des systèmes incohérents conduisant à permettre de démontrer des choses fausses, on comprends bien pourquoi la science préfère les rejeter.

Dire qu’il n’existe pas de vérité absolue, c’est dire que la science ne saurait avoir réponse à tout. Non seulement il était déjà admis que certaines questions étaient « non scientifiques », mais cela s’applique désormais aussi à certaines questions scientifiques. Mais dire que la science n’a pas réponse à tout, ce n’est pas dire que la science ne donne pas de réponse du tout ! L’enjeu initial d’une question scientifique est de bien borner son domaine. De se donner un cadre. Et dans ce périmètre, la méthode scientifique peut alors fournir des réponses. Le travail premier consiste à « être sur » de son cadre, qui est ce qui reste quand on a douté de tout. On pourra prendre exemple sur Descartes, peut être le cas le plus connu de doute fondateur.

L’autre travers inhérent à la fin d’une vérité absolue serait de donner une égale valeur à toutes les vérités, tombant dans un relativisme nihiliste. Non, toutes les vérités ne se valent pas. Et, parfois, il faut pouvoir trancher. Il est alors intéressant de questionner le cadre de la pensée plutôt que son énoncé.

Et je trouve magnifique que ce soit un argument de langage mathématique, en preuve flagrante, qui permette à Falk, à l’avant dernière page du roman, définitivement, de trancher.


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