Récit de Balade au clair de lune #1

5 balades sur la mort,

Autrement dit sur la vie.

Lundi 17 Janvier. Nous étions neuf réunis à Rencurel, pour échanger, en marchant, à propos de la mort. Premier pas d’un cycle qui se déroulera tout au long du semestre. La colère que je ressens habituellement s’apaise un peu. J’ai hâte de la suite. Mais revenons d’abord sur les origines de cette proposition insolite, et sur l’année 2020.

Mai 2020. Un couple d’amis proche perdent leur fille, Lison, à la naissance. Novembre. Une de mes cousines perd son fils, Maël, d’une leucémie foudroyante. Il avait l’âge de mon fils. Si je les nommes ici, c’est pour affirmer que leurs vies, trop courtes, ont, malgré ça, eu une influence sur le cours du monde. Ça peut sembler insignifiant, mais je crois que c’est beaucoup. Le contexte épidémique rend ces situations encore plus douloureuse, par la difficulté de se rassembler, dans ces moments si importants. On imagine comme on peut des formes de soutiens. À distance, souvent. Bravant les interdits, parfois. Chacun fait comme il peut pour tenter de garder ce qu’il nous reste d’humanité, dans cette société de QR code et d’algorithme. Gouvernés par l’absurde, on se bat pour garder du sens. L’énergie vitale, la puissance d’agir, découle de la joie. Pas facile de trouver du carburant pour s’opposer, lutter, avancer. La tristesse accable.

Décembre 2021. Nous décidons d’organiser, avec l’association Causes Aux Balcons, des « Balades », ouvertes à tous, libre à chacun de proposer des lieux et des thèmes. L’occasion est belle, je propose d’emblée les choses qui me tournent dans la tête. La mort. Le rapports aux vivants. On croisera les points de vues, les auteurs, on s’inspirera de François Cheng et Baptiste Morizot. Pour la mort, décision est prise de s’inspirer des 5 méditations sur la mort, autrement dit sur la vie de Cheng, en organisant 5 rencontres, 5 balades au clair de lune. Quelques lectures plus tard, nous voilà à la pleine lune de Janvier…

« Chers amis, merci d’être venus, merci d’habiter cet espace d’accueil de vos présences. À cette heure fixée à l’avance, entre le jour et la nuit, nous nous sommes donc réunis. Et à partir de cet instant, le langage qui nous est commun va tisser un fil d’or entre nous, et tenter de donner le jour à une vérité qui soit partageable par tous. »

La mort rassemble. Et nous emmène marcher dans la neige poudreuse, au clair de lune.

Pendant mon enfance, dans ma famille maternelle, la plupart des rassemblement festifs étaient des… enterrements ! Quand un ancien décède après une belle et longue vie, entouré des siens, c’est dans l’ordre des choses. Oui, on est un peu triste, mais on se rassemble, et tous le monde est là. Les choses sont faite dans la simplicité. Les mariages ont été moins rassembleur, dans mon imaginaire familial. La mort peut être une belle occasion de célébrer la vie. Et nous voilà donc à poser la première pierre de ce que seront ces balades, ces échanges ces réflexions autour de la mort, autrement dit autour de la vie : mort et vie seront indissociables.

Mais le rassemblement n’est pas toujours joyeux. Chacun, ce lundi soir, aura pu apporter son histoire, la partager. Et toute mort n’est pas fête.

Chemin faisant, montagnards que nous étions, nous devions aborder le risque. Un choix nous incombe quant à l’itinéraire. La zone traversée est magnifique, mais les lapiaz sous la neige, ce peut être piégeux. On devise, on avise, on choisi la sécurité. Ce choix, d’apparence anodine, conduit alors nos pensées. La montagne nous rappelle à notre condition humaine, nous enseigne, souvent et, en bonne pédagogue qu’elle est, avec force répétitions, l’humilité. La montagne est une belle école de la vie. L’une des raisons est la proximité de la mort. L’engagement, parfois total, amène un sentiment d’intensité de vie.

L’un d’entre nous, guide, et par là amis d’alpinistes, a perdu un ami proche dernièrement. Et la compagne de cet ami viens de publier une lettre dans un magazine de montagne, Alpine Mag. Il est question d’éthique et d’honnêteté. D’être honnête avec ses proches quant à sa prise de risque :

« Tu dois, à tous tes proches dont l’amour te compose, une réflexion profonde sur ta pratique et ta prise de risque, car ce sont ces personnes que tu emmènes avec toi à chaque fois en montagne, que tu emmènes dans ta chute et dont tu risques le bonheur. Pour que les termes de tes relations soient clairs et sains tu dois à tes proches non seulement une réflexion mais également une communication limpide quant à la place du risque et de ta passion dans la relation qui vous lie. Les sensations que tu vis en montagne sont plus belles que n’importe quelles autres ici-bas et tu serais prêt à prendre des risques mortels fréquemment par passion, quitte à les rendre malheureux ? Sois franc, tu le leur dois. Car c’est leur bonheur que tu risques là-haut. »

lettre de la Compagne de Gabriel Miloche aux alpinistes, Alpine Mag

Nous aurons probablement l’occasion, au cours de ce cycle de balade, de revenir sur ces enjeux, notamment en allant chercher du coté du travail de David Le Breton, et de l’ordalie. Mais tout ne saurait être dit ce soir, car se manifeste un autre phénomène engendré par la mort : le temps.

Le temps. Il n’y a de temps que s’il y a une fin. Notre fin, durant la vie telle que nous la connaissons, c’est la mort.

« Pour l’heure, tentons tout de même, d’après notre expérience de la vie, d’imaginer un instant une forme d’existence dans laquelle les êtres ignoreraient totalement la mort. Ils seraient donc depuis toujours là, depuis toujours contemporain. D’ailleurs les mots tels que « toujours » et « contemporain » n’existeraient probablement pas dans leur vocabulaire, puise, de fait, le temps serait absent de leur univers. Tout ayant été donné depuis toujours, ils n’auraient pas l’idée d’un écoulement et d’un renouvellement, encore moins celle de la transformation ou de la transfiguration. Tout étant répétable et différable, il n’y aurait chez eux ni élan irrésistible ni désir irrépressible pour une réalisation. Ils n’éprouveraient aucun étonnement, aucune reconnaissance, devant l’existence, perçue par eux comme une donnée qui se continuerait indéfiniment, et jamais comme un don inespéré, irremplaçable. »

Nous voudrions, parfois, suspendre l’écoulement du temps, comme dans ce poème de Lamartine, La Lac :

« Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,

Dans la nuit éternelle emportés sans retour,

Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des âges

Jeter l’ancre un seul jour ?

Ô lac ! l’année à peine a fini sa carrière,

Et près des flots chéris qu’elle devait revoir,

Regarde ! je viens seul m’asseoir sur cette pierre

Où tu la vis s’asseoir !

Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes,

Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés,

Ainsi le vent jetait l’écume de tes ondes

Sur ses pieds adorés.

Un soir, t’en souvient-il ? nous voguions en silence ;

On n’entendait au loin, sur l’onde et sous les cieux,

Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence

Tes flots harmonieux.

Tout à coup des accents inconnus à la terre

Du rivage charmé frappèrent les échos ;

Le flot fut attentif, et la voix qui m’est chère

Laissa tomber ces mots :

 » Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !

Suspendez votre cours :

Laissez-nous savourer les rapides délices

Des plus beaux de nos jours !

 » Assez de malheureux ici-bas vous implorent,

Coulez, coulez pour eux ;

Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent ;

Oubliez les heureux.

 » Mais je demande en vain quelques moments encore,

Le temps m’échappe et fuit ;

Je dis à cette nuit : Sois plus lente ; et l’aurore

Va dissiper la nuit.

 » Aimons donc, aimons donc ! de l’heure fugitive,

Hâtons-nous, jouissons !

L’homme n’a point de port, le temps n’a point de rive ;

Il coule, et nous passons ! « 

Temps jaloux, se peut-il que ces moments d’ivresse,

Où l’amour à longs flots nous verse le bonheur,

S’envolent loin de nous de la même vitesse

Que les jours de malheur ?

Eh quoi ! n’en pourrons-nous fixer au moins la trace ?

Quoi ! passés pour jamais ! quoi ! tout entiers perdus !

Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface,

Ne nous les rendra plus !

Éternité, néant, passé, sombres abîmes,

Que faites-vous des jours que vous engloutissez ?

Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimes

Que vous nous ravissez ?

Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !

Vous, que le temps épargne ou qu’il peut rajeunir,

Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,

Au moins le souvenir !

Qu’il soit dans ton repos, qu’il soit dans tes orages,

Beau lac, et dans l’aspect de tes riants coteaux,

Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages

Qui pendent sur tes eaux.

Qu’il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe,

Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,

Dans l’astre au front d’argent qui blanchit ta surface

De ses molles clartés.

Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,

Que les parfums légers de ton air embaumé,

Que tout ce qu’on entend, l’on voit ou l’on respire,

Tout dise : Ils ont aimé ! »

La mort fait apparaître le temps, et tenter d’imaginer un monde sans mort, et sans temps, par contraste, nous fait réaliser ce qu’est notre monde :

« N’allons pas plus loin dans la description de ce monde supposé. Déjà, elle a le mérite de nous faire prendre conscience de ce qui fait l’essence de la notion de vie. Nous vient à l’esprit un mot qui semble caractériser cette notion, le mot « devenir ». Oui, c’est cela, la vie : quelque chose qui advient et qui devient. Une fois advenue, elle entre dans le processus de devenir. Sans devenir, il n’y aurait pas de vie ; la vie n’est vie qu’en devenant. Dès lors, nous comprenons l’importance du temps. C’est dans le temps que cela se déroule. Or le temps, c’est précisément l’existence de la mort qui nous l’a conféré ! Vie-temps-mort est un tout indissociable, à moins que ce ne soit mort-temps-vie. On peut jongler comme on veut, on ne peut échapper à ces trois entités concomitantes et complices qui déterminent tout phénomène vivant. Car si le temps nous paraît un terrible dévoreur de vies, il en est en même temps le grand fournisseur. »

Concordance de lieu et de thème, nous voila près d’une carcasse de voiture, qui aurait atterri là pendant la guerre… La guerre, voila une autre dévoreuse de vie… Nous sommes sur le retour, le froid et la faim sont présent, encore que le vent n’est pas si froid, bien qu’il souffle du nord. Bise brune, nous a appris Jérôme. Quand on parle de guerre, c’est une page de Barjavel, dans La faim du tigre, qui me vient en mémoire.

« Tant qu’on a essayé de combattre la peste avec des mots latins, elle a transuillement dévoré l’humanité.

Dès qu’on a connu et admis ses causes véritables, on a pu mettre au point des armes contre les microbes et développer contre la maladie un combat efficace parce qu’approprié.

Tant qu’on continuera d’ignorer les causes véritables de la guerre, aucun traité, aucune alliance, aucune peur, ne pourront l’empêcher d’éclater et de brûler le monde en totalité ou en partie.

Les guerres nationalistes ne sont pas causées par les nationalismes.

Les guerres de conquête ne sont pas causées par le désir de domination.

Les guerres idéologiques ne sont pas causées par les conflits d’idées.

Les guerres économiques ne sont pas causées par des besoin d’expansion ou de conquêtes des marchés.

Ces causes là et quelques autres ne sont pas les causes véritables des guerres, mais seulement leur occasion.

Il n’y a d’ailleurs pas des guerres, mais seulement la guerre, comme il y a la mort.

Comme la mort, la guerre est un phénomène biologique.

C’est seulement quand on aura reconnue et admis sa véritable nature qu’il sera possible d’un étudier, atténuer, raréfier et peut-être empêcher les manifestations.

La guerre est un processus d’automutilation déclenché au sein de l’espèce humaine par la violation de la loi d’équilibre du monde vivant.

Ni la loi ni l’espèce ne se soucient des individus.

Mais ce sont les individus qui vont griller.

C’est donc aux individus à se défendre contre l’espèce et contre la loi. Il ne s’agit pas pour eux de se révolter, ce qui serait une absurdité. On ne se révolte pas contre des lois naturelles. On ne se révolte pas, par exemple, contre la gravité.

On la domine en lui obéissant.

Et cela permet à l’homme de se dresser, de se tenir en équilibre, de marcher et de s’inventer des ailes. »

Nous reprenons la marche, pour aller nous mettre au chaud près des chèvres, accueilli par les fermiers de la Ferme des Prés. Partager une soupe, un peu de pain et de fromage, et terminer tranquillement la soirée. Avant de se dire au revoir.

Ce soir, nous avons commencé un petit bout de chemin collectif, faisant face à la mort. Notre société la nie, la mets de coté. Face à la mort, il ne s’agit pas de se révolter. On la domine en lui obéissant. Et cela permet à l’homme de se dresser, face à la mort, mais surtout face à la vie, et de choisir quoi faire du temps qui lui est imparti. Tenter, parfois, de se faire alchimiste, et transmuter la tristesse, en joie.


Une réflexion sur “Récit de Balade au clair de lune #1

  1. Très beau récit de ballade au clair de Lune avec la mort comme thématique…Touchée en tant que ex parapentiste accidentée et mise au-devant de la prise de risque face à « ceux que l’on a failli laissé »…et touchée également car récemment ma mère a fait le choix d’une fin de vie assistée en Suisse, suite à une maladie qui la rendait dépendante…quel dommage que ce sujet soit tabou en France…
    Quelle heureuse surprise et plaisir de lire votre partage…Merci !
    Adeline Foray

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